MARCEL PROUST

Un amour de Swann

GALIMARD

Pour faire partie du "petit noyau", du "petit groupe", du "petit clan"des Verdurin, une condition était suffisante mais elle étaitnécessaire: il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un desarticles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cetteannée-là et dont elle disait: "Ça ne devrait pas être permis desavoir jouer Wagner comme ça!", "enfonçait" à la fois Planté etRubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic quePotain. Toute "nouvelle recrue" à qui les Verdurin ne pouvaient paspersuader que les soirées des gens qui n'allaient pas chez eux étaientennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmesétant à cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toutecuriosité mondaine et l'envie de se renseigner par soi-même surl'agrément des autres salons, et les Verdurin sentant d'autre part quecet esprit d'examen et ce démon de frivolité pouvaient par contagiondevenir fatals à l'orthodoxie de la petite église, ils avaient étéamenés à rejeter successivement tous les "fidèles" du sexe féminin.

En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presqueuniquement cette année-là (bien que Mme Verdurin fût elle-mêmevertueuse et d'une respectable famille bourgeoise excessivement riche etentièrement obscure avec laquelle elle avait peu à peu cessé touterelation) à une personne presque du demi-monde, Mme de Crécy, que MmeVerdurin appelait par son petit nom, Odette, et déclarait être "unamour", et à la tante du pianiste, laquelle devait avoir tiré lecordon; personnes ignorantes du monde et à la naïveté de qui il avaitété si facile de faire accroire que la princesse de Sagan et laduchesse de Guermantes étaient obligées de payer des malheureux pouravoir du monde à leurs dîners, que si on leur avait offert de lesfaire inviter chez ces deux grandes dames, l'ancienne concierge et lacocotte eussent dédaigneusement refusé.

Les Verdurin n'invitaient pas à dîner: on avait chez eux "son couvertmis". Pour la soirée, il n'y avait pas de programme. Le jeune pianistejouait, mais seulement si "ça lui chantait", car on ne forçaitpersonne et comme disait M. Verdurin: "Tout pour les amis, vivent lescamarades!" Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de La Walkyrieou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cettemusique lui déplût, mais au contraire parce qu'elle lui causait tropd'impression. "Alors vous tenez à ce que j'aie ma migraine? Vous savezbien que c'est la même chose chaque fois qu'il joue ça. Je sais ce quim'attend! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne!"S'il ne jouait pas, on causait, et l'un des amis, le plus souvent leurpeintre favori d'alors, "lâchait", comme disait M. Verdurin, "unegrosse faribole qui faisait s'esclaffer tout le monde", Mme Verdurinsurtout, à qui—tant elle avait l'habitude de prendre au propre lesexpressions figurées des émotions qu'elle éprouvait—le docteurCottard (un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre samâchoire qu'elle avait décrochée pour avoir trop ri.

L'habit noir était défendu parce qu'on était entre "copains" et pourne pas ressembler aux "ennuyeux" dont on se garait comme de la peste etqu'on n'invitait qu'aux grandes soirées, données le plus rarementpossible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faireconnaître le musicien. Le reste du temps, on se contentait de jouer descharades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mêlant aucunétranger au petit "noyau".

Mais au fur et à mesure que les "camarades" avaient pris plus de placedans la

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