CRÉATION ET RÉDEMPTION
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PAR
ALEXANDRE DUMAS
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT
1875
Droits de reproduction et de traduction réservés
TABLE DES MATIÈRES |
Le 17 juillet 1785, la Creuse, après une matinée d'orage, roulaitprofonde et troublée entre deux rangs de maisons fort peu symétriquementalignées sur ses rives, et qui baignaient dans l'eau leur pied de bois.Toutes vieilles et toutes délabrées qu'elles étaient, elles n'ensouriaient pas moins au soleil, qui, en sortant du double nuage d'oùvenait de s'échapper l'éclair, jetait un ardent rayon sur la terreencore trempée de pluie.
Ce tas de maisons boiteuses, borgnes et édentées avait la prétentiond'être une ville, et cette ville se nommait Argenton.
Inutile de dire qu'elle était située dans le Berri. Aujourd'hui que lacivilisation a effacé le caractère des races, des provinces et descités, c'est encore un spectacle à faire bondir de joie le cœur del'artiste qu'Argenton vu des hauteurs qui dominent ses toits chargés demousse et de giroflées en fleur.
Montez, par un beau jour, le long de ces rochers où se tordent desracines pareilles à des couleuvres, frayez vous-même votre chemin, àtravers ces blocs que recouvre une fauve et sèche végétation de lichensjaunis, de fougères ensoleillées et de ronces rougies, accrochez vosongles à ces ruines qui se confondent avec le roc par la couleur et lasolidité de leurs masses, si vastes et si obstinées, qu'il a fallu lesterribles guerre de la Ligue et les puissantes épaules de Richelieu pourrenverser ces ouvrages de l'art qui, soudés à l'œuvre de la nature,semblaient aussi impérissables que leurs bases granitiques; et encoreces guerres d'extermination n'ont-elles pu déraciner ces indestructiblesfondements qui restent là foudroyés par le canon, déchirés par la scie,ébréchés par le vent, broyés par le sabot des bœufs, écaillés par lefer des chevaux, foulés par le pied du pâtre, mais immobiles.
Au plus haut de ces ruines, faites par les guerres civiles et non parle temps, asseyez-vous et regardez.
Au-dessous de vous s'abîme, comme une ville engouffrée par unecatastrophe géologique, une sauvage et pittoresque cohue de maisons,avec des poutres saillantes, de lourds escaliers de bois qui grimpentextérieurement à l'étage supérieur, des toits de chaume poudreux et destuiles noires que recouvre une crasse de végétation spontanée. Du pointoù vous la regardez, la ville semble déchirée en deux par une rivièresombre et encaissée, dont le nom significatif, la Creuse, indique lesprofondeurs dans lesquelles elle roule.
De longues perches, fixées aux maisons qui bordent son cours, étalentcomme des drapeaux de mille couleurs le linge en train de sécher et quiflotte au vent. Ce groupe d'habitations informes, dont les fondementsdéchaussés, la charpente accusée à vif, les nervures de bois massivesattestent l'enfance de l'art de bâtir, est encadré dans le plus frais,le plus charmant et le plus naïf paysage qui se puisse voir.
Ici, la nature n'a point cherché l'effet. Ce