RENÉ BOYLESVE
— ROMAN —
CINQUIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
Il a été tiré de cet ouvrage
TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
et
DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE CHINE,
tous numérotés.
A
MARCEL BOULENGER
LE MEILLEUR AMI
« C’est une vieille histoire quireste toujours nouvelle, et celui àqui elle vient d’arriver en a lecœur brisé. »
Henri Heine (Intermezzo).
J’évite ordinairement de passer parcette avenue Raphaël qui me rappelletrop de souvenirs. Un hasard m’y a menétantôt ; j’accompagnais un ami ; nouscausions ; je levais les yeux à peine ;pourtant je crois bien avoir aperçu lapelouse du tennis, le tramway qui grinceen tournant vers la Muette, et le jeu debagues. Tout à coup, nous sommes arrêtéspar un sol boueux, creusé d’ornièresdégoûtantes, et mon compagnon me dit :
— Tiens ! c’était là l’hôtel des Chanclos !… bon Dieu !comme tout passe !…
Il fallut donc s’arrêter là, d’abord pourtourner la boue, et puis pour voir ce quiest maintenant à la place de l’anciennehabitation des Chanclos. Une sorte depalais monumental a dévoré le joli hôteldu baron de Chanclos et son voisin, celuide la princesse V*** ; et les arbres admirablesdes deux parcs, ces beaux platanes,ces marronniers, ces vieux ormestordus, ces érables d’argent, dont le feuillagese diversifiait si gaiement mêmeavant l’automne, un boulingrin solennelet plat en a rasé la forêt, la gaieté, lafantaisie colorée et l’agréable ombrage,pour découvrir, en noble perspective, aubout du jardin français, une fontaine,elle aussi monumentale, et copie de Versailles.Enfin, il ne reste rien du passé,que nos souvenirs ; et, puisque sous notrerégime de bouleversements rapides, lachose écrite seule a quelque chance dese faufiler entre les décombres et lesmurs nouveaux, je veux essayer d’évoquerà la place de ce qui est aujourd’hui,ce qui n’est plus et qui, il n’y a pourtantpas de cela dix ans, était la jeunesse,la vie charmante, la plus riante promessed’avenir. « Bon Dieu ! comme toutpasse !… »
C’est la voix de Bernerette de Chanclosqui me frappe avant toute chose aumoment où je me penche sur ce troudéjà obscur qu’est une dizaine d’annéesen arrière. Je l’entends, sous les marronniersgarnis de feuilles nouvelles… C’étaitune voix qui, vers la quinzième année,avait pris je ne sais quel timbre à la foisargentin et grave, laissant, après coup,une résonance comparable à celle de certainsangélus frais et mélancoliques,qu’on n’entend que dans la campagne àla tombée du jour : quand Berneretteavait parlé, comprend-on cela ? ce n’étaitpas fini ; elle avait projeté dans l’atmosphèrequelque chose d’exquis, et quivoletait ou demeurait là, en suspension,comme des vapeurs ou des parfums. Etcette voix n’était pas juste dès que l’onessayait de l’employer pour le chant,c’est assez étrange ; et Bernerette avait,en outre, un petit défaut de prononciation,un besoin de manger quelques syllabes,comme si elle eût été pressée, lapauvre petite, et comme si les mots luieussent paru trop longs pour le peu detemps qui lui ét