LE PEUPLE—NOS FILS
IMPRIMERIE E. FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS.
ŒUVRES COMPLÈTES DE J. MICHELET
ÉDITION DÉFINITIVE, REVUE ET CORRIGÉE
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON
Tous droits réservés.
Ce livre est plus qu'un livre; c'est moi-même. Voilà pourquoi il vousappartient.
C'est moi et c'est vous, mon ami, j'ose le dire. Vous l'avez remarquéavec raison, nos pensées, communiquées ou non, concordent toujours.Nous vivons du même cœur... Belle harmonie qui peut surprendre;mais n'est-elle pas naturelle? Toute la variété de nos travaux a germéd'une même racine vivante: «Le sentiment de la France et l'idée de laPatrie.»
Recevez-le donc, ce livre du Peuple, parce qu'il est vous, parce qu'ilest moi. Par vos origines militaires, par la mienne, industrielle,nous représentons nous-mêmes, autant que d'autres peut-être, les deuxfaces modernes du Peuple, et son récent avènement.
Ce livre je l'ai fait de moi-même, de ma vie, et de mon cœur. Ilest sorti de mon expérience, bien plus (p. 2) que de mon étude. Jel'ai tiré de mon observation, de mes rapports d'amitié, de voisinage;je l'ai ramassé sur les routes; le hasard aime à servir celui qui suittoujours une même pensée. Enfin, je l'ai trouvé surtout dans lessouvenirs de ma jeunesse. Pour connaître la vie du peuple, sestravaux, ses souffrances, il me suffisait d'interroger mes souvenirs.
Car, moi aussi, mon ami, j'ai travaillé de mes mains. Le vrai nom del'homme moderne, celui de travailleur, je le mérite en plus d'unsens. Avant de faire des livres, j'en ai composé matériellement;j'ai assemblé des lettres avant d'assembler des idées, je n'ignore pasles mélancolies de l'atelier, l'ennui des longues heures...
Triste époque! c'étaient les dernières années de l'Empire; toutsemblait périr à la fois pour moi, la famille, la fortune et lapatrie.
Ce que j'ai de meilleur, sans nul doute, je le dois à ces épreuves; lepeu que vaut l'homme et l'historien, il faut le leur rapporter. J'enai gardé surtout un sentiment profond du peuple, la pleineconnaissance du trésor qui est en lui: la vertu du sacrifice, letendre ressouvenir des âmes d'or que j'ai connues dans les plushumbles conditions.
Il ne faut point s'étonner si, connaissant autant que personne lesprécédents historiques de ce peuple, d'autre part ayant moi-mêmepartagé sa vie, j'éprouve, quand on me parle de lui, un besoinexigeant de vérité. Lorsque le progrès de mon Histoire m'a conduità m'occuper des questions actuelles, et que (p. 3) j'ai jeté les yeuxsur les livres où elles sont agitées, j'avoue que j'ai été surpris deles trouver presque tous en contradiction avec mes souvenirs. Alors,j'ai fermé les livres, et je me suis replacé dans le peuple autantqu'il m'était possible; l'écrivain solitaire s'est replongé dans lafoule, il en a écouté les bruits, noté les voix... C'était bien lemême peuple, les changements sont extérieurs; ma mémoire ne metrompait point... J'allai donc consultant les hommes, les entendanteux-mêmes sur leur propre sort, recueillant de leur bouche ce qu'on netrouve pas toujours dans les plus brillants écrivains, les paroles dubon sens.
Cette enquête, commencée à Lyon, il y a environ dix ans, je l'aisuivie dans d'autres villes, étudiant en même temps auprès des hommespratiques, des esprits les plus positifs, la véritable situation descampagnes si négligées