Je n'en veux pas à M. Sureau; Je suis tout à fait mécontent d'avoirperdu ma situation. Une douce situation, voyez-vous? Mais je n'en veuxpas à M. Sureau. Il était dans son droit et je ne sais trop ce quej'aurais fait à sa place; bien que, moi, je comprenne une foule dechoses, malheureusement.
Il faut dire que M. Sureau n'a pas voulu comprendre. Il m'aurait éténécessaire de lui donner des explications et, tout bien pesé, j'ai mieuxfait de ne rien expliquer. Et puis, M. Sureau ne m'a pas laissé le tempsde me ressaisir, de me justifier. Il a été vif. Tranchons le mot: ils'est montré brutal et même féroce. Ça ne fait rien: je ne songe pas àlui en vouloir.
Pour M. Jacob, c'est différent: il aurait pu faire quelque chose en mafaveur. Pendant cinq ans, il m'a, chaque jour, soir et matin, regardétravailler. Il sait que je ne suis pas un homme extraordinaire. Il meconnaît. C'est-à-dire qu'à bien juger il ne me connaît guère. Enfin! Ilaurait pu prononcer un mot, un seul. Il n'a pas prononcé ce mot, je nelui en fais pas grief. Il a femme, enfants, et une réputation aveclaquelle il ne peut pas jouer.
A coup sûr, si je disais ce que je sais de M. Jacob... Mais, qu'il dormetranquille: je ne dirai rien. Il ne m'a pas défendu, il ne m'a pasrepêché; toutes réflexions faites, je ne lui en veux pas non plus. Cesgens ne sont pas obligés d'avoir des vues sur certaines choses. Il y aeu là un ensemble de circonstances très pénibles. Mettons, pour lemoment, que la faute soit à moi seul. Puisque le monde est fait commevous savez, je veux bien reconnaître que j'ai eu tort. On verra plustard!
Il y a d'ailleurs longtemps de cette aventure. Je n'en parlerais pas sivous n'aviez pas réveillé de mauvais souvenirs. Et puis, il m'est arrivétant de choses, depuis, que je peux avoir oublié quelques détails. Jedois vous faire remarquer que je n'avais vu M. Sureau que trois fois. Enl'espace de cinq ans, c'est peu. Cela tient à ce que la maison Socque etSureau est trop importante: ces messieurs ne peuvent pas entretenir desrelations avec leurs deux mille employés. Quant à mon service, iln'avait aucun rapport avec la direction.
Un matin donc, le téléphone se met à sonner. Je ne sais si vous êtessensible aux sonneries, cloches, timbres et autres appareils de cetteespèce infernale. Pour moi, j'exècre cela. L'existence d'une sonnerieélectrique dans l'endroit où je me tiens suffit à troubler ma vie! Pourcette seule raison, il y a des moments où je me félicite d'avoir quittéles bureaux. Une sonnerie, ce n'est pas un bruit comme les autres; c'estune vrille qui vous transperce soudain le corps, qui embroche vospensées et qui arrête tout, jusqu'aux mouvements du coeur. On nes'habitue pas à cela.
Voilà donc le téléphone qui se met à sonner. Tout le bureau dressel'oreille, sans en avoir l'air. La sonnerie s'arrête, et on attend. Jene suis pas plus nerveux qu'un autre, mais cette attente est encore unsupplice, car on attend pour savoir s'il n'y aura pas plusieurs coups.
Un seul coup, c'est pour M. Jacob. Deux coups c'est pour Pflug, leSuisse. Moi, je marchais à trois coups. Depuis que je suis parti, lestrois coups doivent être pour Oudin, qui, de mon temps était à quatrecoups. Oudin! Il n'est pas nerveux non plus, celui-là! Dès le premiercoup, il commençait à se manger un ongle, sans en avoir l'air, bienentendu. Et il a fini par avoir un panaris tournant à ce doigt-là.
Le jour en question, un coup, pas davantage. Un grand coup long, droit,irritant à force d'assurance.
M. Jacob sort de derrière sa demi-cloison; il sort de ce réduit où il setient comme un cheval